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« Penser la vie à l’échelle d’un groupe d’amis, plutôt qu’à celle du couple, peut permettre d’imaginer un quotidien moins absurde » : extraits de « Nos puissantes amitiés »

[Quelle place occupe l’amitié dans nos vies d’adultes ? Alors que ce lien est censé s’effacer peu à peu devant le couple et la famille une fois la jeunesse terminée, Alice Raybaud a enquêté sur le choix de militer, d’habiter, de faire famille et même de vieillir entre amis… Pour la journaliste du service Campus du « Monde », l’amitié revient en force, offrant une alternative de vie face au système patriarcal capitaliste et une source d’émancipation. A partir d’entretiens, d’études sociologiques ou philosophiques, elle signe un ouvrage intitulé « Nos puissantes amitiés » (La Découverte), qui incite à replacer ce lien intime et politique au centre de nos vies.]
Bonnes feuilles. Depuis que je me penche sur le vaste enjeu de nos relations amicales, et que, pour les besoins de cet ouvrage, en traquer les moindres mentions s’est mué en obsession, je n’ai pu que le constater : l’amitié est une relation souvent passée sous silence, peu valorisée. Nos liens amicaux sont, dans nos sociétés occidentales, généralement considérés comme secondaires, voire sacrifiables au profit du couple et de la famille, en particulier une fois la jeunesse étudiante passée. Enfant et adolescent·e, il paraît encore normal de passer beaucoup de temps avec ses ami·es. C’est même selon ce critère que se définit en partie, à ces âges, la valeur sociale de chacun·e. Mais, au-delà de cette période, trop s’investir dans ses liens amicaux, ce serait rester un·e éternel·le ado, un·e « adulte manqué·e » aux habitudes de vie trop immatures pour être prises au sérieux.
(…)
Nombreux sont pourtant celles et ceux qui ne se contentent plus de cette position subalterne dans laquelle le monde social entend cantonner leurs amitiés. Depuis 2018, je documente pour le journal Le Monde les différentes jeunesses et ce qu’elles font bouger dans la société. C’est à partir de cette vigie que j’ai vu, ces deux dernières années, se former les prémices d’une vague sur ce terrain de l’amitié ; l’envie de plus en plus affirmée par une partie de la jeunesse de faire sauter les hiérarchies relationnelles, d’interroger la prééminence donnée à l’amour romantique, d’assumer un rapport plus distancié avec la sexualité, de repenser la manière de vivre d’autres liens d’intimité.
A force d’explorer ces enjeux, il m’est apparu que ces questionnements dépassent même largement la seule génération à l’orée de la trentaine. Et que ce qui peut paraître très nouveau ne l’est pas tant : des personnes qui nourrissent des modes de vie hors des sentiers battus de la seule famille nucléaire, il y en a toujours eu. Ce qui change peut-être, c’est le désir grandissant de revendiquer ces relations amicales, de questionner de plus en plus bruyamment leur invisibilité, comme un fait non pas seulement personnel mais politique. De célébrer pleinement ces liens qui n’apparaissent pas sur les états civils, qui ne connaissent aucun rite public. J’ai acquis la conviction qu’il y avait un mouvement à raconter.
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